Les déportations de Banat et de Mehedinti, qui ont eu lieu à l’été 1951, sont le plus terrible des nombreux projets de purge sociale mis en œuvre par le régime communiste de Gheorghiu-Dej, à l’apogée de la domination soviétique en Roumanie. La nuit du 18 au 19 juin, 44 000 personnes ont été enlevées de leurs maisons, selon un plan dont la conception, d’une précision diabolique, a pris trois mois. Sans que leurs membres en soient prévenus au préalable, les familles – des hommes et des femmes capables de travailler, mais aussi des personnes âgées (le doyen d’âge du groupe avait 85 ans) et des enfants de tous les âges (dont le plus jeune venait de naître deux jours auparavant) – ont été montées dans des wagons utilisés pour transporter des animaux. Au bout d’un chemin pénible, qui a duré deux semaines, les déportés ont été déposés dans quelques gares de Baragan ; ensuite, on leur a demandé de monter dans des camions qui les ont conduits dans 18 points différents du désert de steppe. Abandonnés à la merci du soleil aveuglant de l’été, ils ont dû pour commencer se creuser des abris sous terre, à l’instar des gens de la préhistoire. Au fur et à mesure, ils ont réussi à ériger des maisons tant soit peu décentes et ils ont défriché les terres vierges. Ils ont ainsi réussi à se procurer la nourriture nécessaire aux leurs et à leurs animaux, triomphant sur la pauvreté et sur l’isolement et survivant à l’image d’un Robinson Crusoé du XXe siècle.
La question que soulève l’exposition « La Pentecôte noire : la déportation dans le Baragan » est celle de la motivation qui a sous-tendu le déplacement d’un si grand nombre de personnes. Le régime communiste craignait-il leur ardeur au travail, leur sérieux, leur anticommunisme, leur espoir de se faire délivrer par les Américains, qui auraient pénétré en Roumanie par la Yougoslavie de Tito ? Il est difficile d’expliquer autrement les forces remarquables déployées à cet effet : plus de 10 000 militaires armés (des officiers de la Securitate, des miliciens, des élèves de l’école militaire, des employés de la police aux frontières et des sapeurs-pompiers), coordonnés et surveillés par 2 500 apparatchiks.
Au bout de cinq ans, en 1956, les déportés ont pu regagner leurs maisons, mais, pour beaucoup d’entre eux, quelle ne fut pas leur surprise de les retrouver occupées par les protégés du régime ! Ils ont donc été obligés de reprendre leur vie à zéro pour une deuxième fois. 1 600 d’entre eux (dont 175 enfants) sont morts en détention et, sous peu, leurs ossements ont été labourés au tracteur, en même temps que les villages réduits en poussière. Certains villages ont toutefois été transformés en centres de « domicile obligatoire » à l’intention des milliers de détenus politiques mis en liberté après avoir purgé leur peine, mais que le régime considérait toujours comme étant insoumis et « impossible à rééduquer ». De 1955 à 1964, des personnalités de la vie politique et culturelle, dont Corneliu Coposu, Ion C. Bratianu, Dan M. Bratianu, Constantin C. Giurescu, Ion Diaconescu, Camil Demetrescu, Hans Bergel, les étudiants Paul Goma, Dan Mugur Rusiecki et Ion Varlam ont été assignés à « domicile obligatoire » dans les localités de Rubla, Latesti, Mazareni, Dropia, Zagna ou Fundulea. Les suppléments de peine, allant de 12 à 60 mois, et la vie en commun pendant une longue période de temps, au sein d’un espace restreint, leur ont donné la possibilité de se lier d’amitié et de transformer leur nouvelle existence en une école de la solidarité. À cette époque, la détention la plus inhumaine a été celle de sept enfants, âgés de 1 à 12 ans, qui ont été expulsés à Latesti avec leur mère, après que leur père, prêtre réformé, avait été condamné à 22 ans de détention. Un autre prêtre, orthodoxe, a été condamné aux travaux forcés à perpétuité, pour avoir osé quitter pendant un bref laps de temps son « domicile obligatoire », auquel il avait été assigné après avoir purgé une autre peine de neuf ans de prison.
Pour résumer, la destruction du tissu civique a échoué tant dans le cas des déportés, que dans celui des condamnés au « domicile obligatoire ». Les communistes ont dû remettre à plus tard l’atomisation totale de la société roumaine, qui a réussi dans les années 1970-1980, quand les nouvelles générations ont rendu les armes devant la terreur prophylactique déclenchée par le nouveau régime au pouvoir.
L’exposition « La Pentecôte noire : la déportation dans le Baragan » se compose de 28 panneaux où sont exposés chronologiquement et thématiquement la situation internationale des années 50 (la rupture de Tito d’avec le Kominform stalinien), l’élaboration du plan de « déplacement », la mise au point des « listes noires », la préparation et l’exécution de la déportation, la vie dans le Baragan, la construction des maisons, la procuration de l’eau et de la nourriture, l’école, le travail, les funérailles et enfin le « domicile obligatoire ». Les textes explicatifs sont complétés par des centaines de photos, de cartes et d’objets, mis à disposition par la banque de données du Centre international d’études sur le communisme. Les témoignages personnels proviennnent des transcriptions des enregistrements faits par les collaborateurs du Centre international d’études sur le communisme. Lors du vernissage a été lancé un livre audio contenant des fragments de souvenirs.
Le Centre international d’études sur le communisme (directeur Romulus Rusan) fonctionne depuis 18 ans et représente la composante la plus ancienne de la Fondation Académie civique et, implicitement, du Mémorial. Ses archives comptent 6 000 heures d’entregistrements d’histoire orale, plus de cent mille fiches de détention politique, 10 000 documents de décès en détention, des milliers de photos et des centaines de films documentaires. Ces archives représentent le laboratoire de création du Mémorial et aussi l’une des sources de la maison d’édition de la Fondation, qui en a édité jusqu’à présent plus de 30 000 pages de livres. Sa compétence est cautionnée par la présence dans le Conseil scientifique de grands spécialistes en histoire appliquée, tels que les académiciens Serban Papacostea et Alexandru Zub, les chercheurs Stéphane Courtois, Thomas Blanton, Dennis Deletant et Helmut Muller-Enbergs, l’ancien dissident Vladimir Boukovski ou le sociologue Pierre Hassner. Le Centre international d’études sur le communisme dispose d’un personnel très restreint, l’exposition étant préparée par seulement 5 personnes en l’espace de deux mois.
L’exposition dont le vernissage a eu lieu au Musée national du village Dimitrie Gusti fait partie du projet « La mémoire des déportations en Roumanie », soutenu par le programme « L’Europe pour les citoyens. La mémoire active de l’Europe », mis en œuvre par la Commission européenne.
La collaboration, devenue traditionnelle, avec le Musée national du village – il s’agit d’une deuxième opération commune, après celle qui a eu lieu en 2009, lorsque le Musée du village a accueilli le vernissage de l’exposition « Les paysans et le communisme. Réquiem pour le paysan roumain » – se matérialise par l’installation au milieu des objets exposés d’une riche collection de costumes populaires provenant de la région affectée par la déportation.
Les objets exposés ont été transférés au Mémorial Sighet autant que l’exposition sera ouverte à Bucarest, à Timisoara, à Drobeta-Turnu Severin et à Braila.