Ana Blandiana
La création du Mémorial de Sighet n’a pas été, pour nous, un but en soi, mais un moyen. Nous ne nous sommes pas proposés de réaliser un chef-d’œuvre muséographique, où les crimes de l’histoire récente eussent été rangés de manière scientifique et artistique sur les rayonnages où se pose ensuite la poussière hâtive de l’indifférence contemporaine. Ce que nous nous sommes proposés et que nous avons désespérément recherché, ce fut un moyen pour ressusciter la mémoire collective, un instrument de reconstitution de sa propre définition pour une génération à laquelle on avait lavé le cerveau, ne sachant plus ni d’où elle venait, ni vers où elle allait, une génération incapable de transmettre aux générations à venir ce qu’elle devait transmettre.
D’ailleurs, le Mémorial des Victimes du Communisme et de la Résistance est composé de deux parties complémentaires : le Musée et le Centre International d’Études sur le Communisme, qui est le réalisateur du musée et l’organisateur des actions qui se déroulent dans le Musée, qu’il s’agisse de débats, de colloques, conférences, et, avant tout, de l’École d’Été, comme des projets de recherche développés dans les départements de l’édition, de l’histoire orale et des archives.
Le Mémorial a été organisé à Sighetul Marmaþiei, petite ville située au Nord extrême de la Roumanie, près de la frontière avec l’Ukraine, dans les ruines d’une ancienne prison politique, abandonnée entre temps : après la guerre, le pénitencier a été administré pendant un moment par les soviétiques, ensuite il a servi de « dépôt » pour les jeunes enquêtés par les services secrets roumains. De 1950 à 1955, furent incarcérés ici plus de 200 dignitaires, académiciens et prélats (la plupart sans avoir été condamnés), cachés ici, à deux kilomètres de la frontière soviétique, afin qu’ils ne puissent pas être libérés à la suite d’une rébellion (d’ailleurs, pour justifier la présence de tant de gens n’ayant pas subi un jugement, cette prison de la plus haute sécurité de Sighet était officiellement considérée comme « colonie de travail »). Durant les cinq années de détention, 53 des 200 prisonniers sont décédés, étant soumis à un régime d’extermination lente (l’âge des détenus étant avancé, le plus âgé ayant 91 ans).
L’une des questions qui revient souvent concernant le Mémorial est : « Pourquoi Sighet, alors qu’il y a eu d’autres prisons bien plus grandes, plus connues et peut-être même plus terribles ? ». La réponse, simple, que nous avons toujours donnée, est : « Parce que Sighet a été le commencement. Parce que Sighet est l’endroit où, avec une clarté presque théorique, ont été mis en pratique et démasqués les procédés et les étapes de la répression qui, pour pouvoir devenir véritablement efficace, devait détruire avant tout les élites. Sighetul Marmaþiei a été le lieu où, dès le premier instant, a commencé l’extermination des élites politiques, culturelles, religieuses, mais aussi sociales, professionnelles, morales. On a coupé à Sighet, de manière prophylactique, les sommets de la société, quelle qu’en fût leur nature, éliminant de la sorte toute possibilité de reconstitution de la société civile.
La même ville – Sighetul Marmaþiei – avait connu une décennie auparavant une expérience terrible: la déportation, en avril 1944, par les autorités germano-hongroises (à la suite du Diktat de Vienne, le Nord de la Transylvanie était occupé par l’Hongrie) des Juifs vers les camps d’extermination d’Auschwitz et de Buchenwald (il existe aujourd’hui une maison mémorielle du lauréat du Prix Nobel Elie Wiesel, l’un des survivants de l’Holocauste). Sighet a été aussi le lieu où, plus tard, les déportés de l’URSS, harassés, étaient rapatriés en Roumanie. Un endroit, donc, chargé de tragédie et qui montre les dimensions de la répression que peut atteindre le totalitarisme, qu’il soit brun ou rouge. De plus – comme toute prison communiste – la prison de Sighet est le symbole de la violation, par une minorité politique, la nomenclature, du droit à la vie, à la liberté, à la propriété, à la libre expression de tous les autres.
En 1993, nous avons proposé au Conseil de l’Europe le projet de transformation de cette prison en une institution internationale de la mémoire de la répression communiste, projet que le Conseil de l’Europe a pris sous son égide. La mairie de la ville de Sighet a mis à notre disposition le bâtiment. Au commencement, les fonds sont venus des donations privées, de l’exil ; nous avons créé des filiales de soutien aux États-Unis, en Allemagne, en France (l’« Association pour le Mémorial Sighet » conduite par Mme Maria Brãtianu); aussi, les premiers années, la participation des historiens étrangers fut-elle financée par le Conseil de l’Europe. Ensuite, nous avons été soutenus par National Security Archive, de Washington DC, et par les fondations allemandes Adenauer, Seidel, Ebert. En 1997, le Parlement de la Roumanie a déclaré le Mémorial comme « ensemble d’intérêt national », lui accordant une indemnisation annuelle (l’équivalent de 60 000 $), mais le problème financier est encore épineux. Pour autant, jamais ceux qui nous ont soutenu n’ont posé de conditions concernant l’organisation ou le fonctionnement du musée. La restauration du bâtiment, la transformation du cimetière en un paysage de la mémoire, la construction d’un espace de recueillement et l’acquisition d’un certain nombre d’œuvres d’art (le group statuaire “Le convoie des sacrifiés » est devenu l’image de marque du Mémorial) furent les phases extérieures du projet historique.
La partie la plus ardue a été, cependant, l’établissement de la méthode scientifique pour la transformation des cellules en des salles de musée. La ruine que nous avions reprise ne comportait qu’une inscription et quelques écriteaux commémoratifs placés par la mairie – et encore comportant quelques erreurs. Nous avons décidé de tout reprendre à zéro. Des 60 cellules, nous avons réalisé jusqu’à aujourd’hui seulement 52 salles de musée, en parcourant chronologiquement et thématiquement les 45 ans de communisme. Par exemple, « L’Histoire des pays de l’est européen », « La falsification des élections de 1946 », « 1948 – l’année de la soviétisation », « La creation et l’activité de la Securitate », « La collectivisation forcée de l’agriculture », « L’anéantissement des partis démocratiques », « L’anéantissement de l’Académie », « Les déportations », « Les travaux forcés », « Les démolitions » .
Pour tout ceci, nous avions besoin d’une banque de données bien plus ample, que nous avons réalisée à partir de 1993. Toute l’activité de recherche s’est déroulée dans notre Centre International d’Études sur le Communisme, ayant dans son conseil scientifique Thomas S. Blanton, Vladimir Bukovski, Stéphane Courtois, Dennis Deletant, Helmut Müller-Enbergs et les historiens roumains (anciens détenus politiques) ªerban Papacostea et Alexandru Zub, tous les deux de l’Académie Roumaine. Nous avons réalisé près de 3 000 heures d’enregistrement d’histoire orale (une partie déposée à l’Institut Hoover, de Stanford – Californie). Nous avons organisé à Sighet 10 symposiums, qui ont parcourus à l’horizontale les 45 ans de communisme (la collection « Annales Sighet » comprend 7 000 pages de ces textes, soit des études scientifiques, soit des témoignages directs). Des milliers de documents écrits, nous avons publié dans une autre collection, « Documents ». Dans la collection « Bibliothèque Sighet » – encore d’autres milliers de pages d’études et de mémoires. Par quelques 19-20 séminaires, nous avons établi la « verticale » dans quelques différents thèmes contenus dans la chronologie des événements. Un dernier projet, toujours en cours, se propose de réaliser un Recensement de la population concentrationnaire entre 1945 et 1989, utilisant les instruments de recherche de la statistique et de la sociologie, à partir des 93000 fiches d’incarcération actuellement dans les archives du Mémorial.
En ce qui concerne le Musée, tout a été informatisé, et il y a des CD avec les enregistrements d’histoire orale. Les visiteurs peuvent lire les documents, voir les images, écouter les témoignages enregistrés et acquérir ainsi une image holographique, dirions-nous, des mécanismes de fonctionnement de la haine de classe et de la répression des plus élémentaires des droits de l’homme, de la haine en tant que combustible de l’histoire.
D’ailleurs, la haine et le fanatisme continue d’exister même au-delà de la disparition des formes institutionnelles dans lesquelles ils ont proliféré. Car, en effet, le communisme a disparu en tant que système, mais non pas en tant que méthodes et mentalités, de sorte que son analyse est un processus utile aussi bien pour le passé que pour l’avenir. Il suffit de penser que les membres des organisations terroristes des décennies 6, 7, 8 s’entraînaient dans les camps et des quartiers des pays de l’Est, et utilisaient des armes de provenance tchèque et soviétique, pour comprendre que l’étude du communisme et de ses méthodes peut être entendue aussi comme un instrument intelligent de compréhension et de résolution des problèmes du monde actuel.
C’est précisément en ce sens que notre projet a ajouté, ces huit dernières années, par l’École d’Été (le recteur est Stéphane Courtois), une ouverture vers l’avenir, en complétant la recherche et la présentation de la vérité par les moyens de transmission vers les générations à venir. Ainsi, le Mémorial de Sighet, couronné par l’École d’Été, représente l’endroit et le moyen par lequel les adolescents d’aujourd’hui, jamais atteints par l’aile sombre de la malformation passée, apprennent ce que leurs propres parents n’ont pas su leur raconter : ce qu’ils sont, en tant que résultat de la génétique de l’histoire, et ce qu’ils peuvent devenir, en tant qu’ouvrages d’eux-mêmes. Par l’École d’Été, le Musée Mémorial devient un musée vivant, une institution de la mémoire dans un mouvement organique, faisant passer, d’une série humaine à une autre, les vérités en l’absence desquelles on ne saurait avancer. De même que les plantes desséchées et fanées deviennent l’humus qui nourrit les nouvelles plantes seulement dans la mesure où elles arrivent à laisser leurs graines dans la couches ainsi formées, de même, à Sighet, les souffrances des parents acquièrent un sens et peuvent devenir la matière première de la croissance intellectuelle et morale par l’ensemencement, dans d’autres vies, des vérités pour lesquelles on mourut. Par l’École d’Été, le Mémorial des Victimes du Communisme quitte les murs de la prison de Sighet pour aller entre les tempes des 800 jeunes – jusqu’à aujourd’hui – ouverts à comprendre l’histoire pour se comprendre eux-mêmes. Et si les média de consommation, plus efficaces que la terreur, n’arrivent pas à laver à nouveau les cerveaux, ce musée bâti entre les circonvolutions des esprits aura des chances de passer d’une génération à l’autre.
Le musée proprement dit est ouvert au public tous les jours, et il a une audience extraordinaire, surtout l’été et l’hiver, lorsque l’on enregistre 300 à 500 (parfois même 700) entrées par jour. 40% des visiteurs sont des jeunes, 20 % des adultes, et 40 % des touristes étrangers. Le sentiment général est celui-ci : tous viennent au musée par simple curiosité (pour le pittoresque d’une prison vue de l’intérieur) et beaucoup d’entre eux ressortent les yeux en larmes, terrifiés par les vérités nues qu’ils découvrent en traversant les salles. La performance du musée se mesure dans le nombre de visiteurs et de leurs signes de passages dans les livres d’impressions, où domine un sentiment troublant de surprise, d’émotion et de reconnaissance pour l’information offerte. J’avoue que telle fut aussi notre intention : éviter la présentation sensationnelle de l’histoire (nous aurions pu la faire, et bien plus facilement !) et convaincre (parfois même émouvoir) par le sérieux du document, de la photographie, de la statistique, du témoignage et même par la présence de quelques œuvres d’art capables de suggérer, d’une manière plus nuancée que les données scientifiques, la souffrance qui est la véritable matière première de la recherche.
Dans bien des pages d’impressions, on nous adresse des suggestions. Voici un exemple qui influe sur la création du musée : une délégation tchèque, dirigée par Madame Šuštrova, ancien porte-parole de la « Charte 77 », a proposé que le Mémorial ouvre une salle d’exposition pour chaque pays de l’Est. Actuellement, il existe déjà – réalisée par l’Institut Polonais – une salle « Solidarnosc » et une autre dédiée au « Printemps de Prague » et à l’invasion de la Tchécoslovaquie de 1968 – et, en collaboration avec l’Institut de la Révolution 1956 de Budapest – on travaille à une autre salle, dédiée à cet événement. Deux autres salles seront consacrées à la révolte de 1953 et à la construction du mur de Berlin, ainsi qu’aux grands dissidents soviétiques des années 70. D’ailleurs, suite à quelques suggestions et collaborations, le Mémorial a accueilli des expositions temporaires de la République de Moldavie, de Pologne, de la République Tchèque; à son tour, le Mémorial a organisé une exposition itinérante, qui est passée jusqu’à aujourd’hui dans dix villes allemandes (inaugurée par Dr. Joachim Gauck à Frankfort en 1999, elle a traversé Tübingen, Hambourg, Munich, Dortmund, Berlin, Düsseldorf, Augsbourg, Heidelberg, Cologne). En 2007 l’exposition sera ouverte à Paris. En outre, une exposition sur La Guerre Froide, vernissée an juillet 2006 à Sighet, deviendra itinérante pendant l’année 2007 en Hongrie, Pologne, Allemagne, République Tchèque.
Le pourcentage des jeunes parmi le public visiteur du Musée, le déplacement des groupes d’écoliers, d’étudiants des facultés d’histoire de Roumanie ou d’Allemagne pour faire leurs cours ou les travaux pratiques dans le musée, les mémoires de licence toujours plus nombreux dédiés au Mémorial, le transforment en une véritable institution d’enseignement. L’idéal serait, s’il y avait des fonds, que le cursus de l’École d’Été soit suivi aussi par des jeunes ressortissants d’autres pays que la Roumanie et la Moldavie, venus écouter les professeurs, les spécialistes de l’histoire du communisme, arrivés de France, d’Angleterre, d’Allemagne des États-Unis et, naturellement, d’autres pays ex-communistes. Un pas en avant pourrait ainsi être fait vers le rapprochement des deux Europe qui, pour devenir véritablement une seule, devront – avant de s’unir – faire connaissance et mettre en commun non seulement leurs économies, mais aussi leurs obsessions.
Institut de recherche, de muséographie et d’enseignement à la fois – et, par l’enchevêtrement de ces trois caractéristiques, institution unique en son genre – le Mémorial de Sighet n’est pas une institution d’État, mais une réalisation de la société civile de Roumanie et, par conséquent, la preuve que cette société civile a réussi à renaître.
Au nom de la société civile, détruite d’une façon si programmée et qui a tant de mal à se reconstituer, le Mémorial de Sighet n’est pas un plaidoyer en faveur ou contre une certaine couleur politique, mais pour le besoin de vérité et de respect de l’être humain, dont doit jouir tout un chacun. Aucune idéologie, dans le monde, ne saurait légitimer un crime, et, dans un crime politique il ne s’agit pas du rapport entre la droite et la gauche, mais de celui entre la victime et son bourreau. La destruction de la mémoire – crime contre la nature et crime contre l’histoire, dans le même temps – fut le cheval de bataille du communisme. Car, à la différence de toutes les dictatures et de toutes les terreurs de l’histoire de l’humanité, le communisme ne demandait pas à ses sujets seulement d’être soumis, il leur demandait aussi d’être heureux parce qu’ils étaient soumis. Humiliation et aberration que seule la mémoire pouvait éviter, car la mémoire est le squelette de toute société, et, dans la mesure où elle est détruite – et le communisme a presque réussi cela – la société devient une sorte de monstre mou, désarticulé, modelable selon la fantaisie de quiconque, quelque criminel soit-il. Le Mémorial de Sighet constitue l’argument et le symbole de l’importance et de la nécessité de la mémoire pour l’existence de la société civile, en l’absence de laquelle les peuples deviennent des populaces, et l’histoire – le récit incroyable de la malformation de l’esprit collectif.
Traduction du roumain par Luiza Palanciuc
(décembre 2005)